Corentin Fohlen, lauréat de la Photographie de l’Année : « Nous sommes plus amenés à parler du malheur que du bonheur. »


par Gérald Vidamment, le Mardi 22 Avril 2014


Après avoir décroché deux années de suite un Premier Prix aux Photographies de l'Année - catégorie Reportage en 2011 et catégories Sport et Humanisme en 2012 - Corentin Fohlen est cette année le lauréat de la Photographie de l'Année édition 2014, la plus haute distinction de ce prix réservé aux professionnels. Après avoir été distribué par les agences Wostock Press, Gamma puis Abaca, ce photoreporter de trente trois ans officie désormais en tant qu'indépendant, ses images étant diffusées via Divergence, ex-Fédéphoto. Il obtient en 2010 le Visa d'Or du Jeune Reporter puis, l'année suivante, le 2e Prix World Press pour son reportage "La Bataille finale des Chemises Rouges".
À travers deux photographies, ce prix des Photographies de l'Année récompense plus particulièrement le travail de fond que Corentin Fohlen a mené sur Haïti depuis le séisme de 2010, malgré le désintérêt de la plupart des médias internationaux pour cette région du monde à peine quelques mois après la catastrophe.

Photographie de l'Année édition 2014 - © Corentin Fohlen

Dans quelles circonstances as-tu réalisé la photographie élue Photographie de l’Année édition 2014 ?

Corentin Folhen : Cette photo a été prise lors d’un reportage sur le "tourisme humanitaire" que j’ai réalisé en janvier 2013 à Haïti. Je suivais un groupe d’Américains venu passer une semaine dans le pays, via une ONG américaine, pour donner un coup de main. En fait, ils venaient surtout "voir la misère" et se donner bonne conscience ; à coup de câlins auprès des enfants, de distributions de bonbons et de photos souvenirs. Ce jour-là, le groupe venait de débuter son séjour. La semaine est organisée selon un programme identique pour tous les groupes. J’ai l’impression d’être dans une colonie de vacances pour adultes. La misère en plus.
Je suis officiellement et amicalement intégré à l’équipe, composée pour la plupart de cinquantenaires, souvent venus en couple. Cette photo est un moment que j’ai aperçu et cherché durant la distribution d’eau qui a lieu dans Cité Soleil. Ayant aperçu ces enfants qui jouaient avec les bidons, je délaisse un moment "mes" Américains pour me concentrer sur cette scène. Tout y est : le cadre avec ce fond en agglos, ces deux colonnes rouges, ces enfants qui se chamaillent avec insouciance, ce ciel bleu et ces palmiers. Je sens qu’il y a un vrai potentiel. La photo existe, il suffit d’aller la chercher. Cela peut parfois prendre des heures, parfois quelques minutes. Je cadre ; il s’agit d’attendre le moment idéal. Je réalise plusieurs photos. À un moment, une femme passe avec son seau d’eau qu’elle vient de faire remplir auprès des Américains. J’anticipe la scène et au moment où elle traverse le cadre je déclenche. La chance apporte cette touche de poésie : la petite fille se renverse son bidon d’eau au même moment. Sans cet instant de "magie" la photo n’aurait pas autant de saveur.

Pourquoi avoir fait le choix de cette image ?

Je trouvais qu’elle représentait un bon alliage entre le fond et la forme et qu’elle donnait une autre vision du pays. Malgré le contexte, elle ne montre pas que la misère. Le peuple haïtien est plutôt heureux et fier pour lequel la vie, les joies comme les peines sont exacerbées au quotidien. Ces deux enfants apportent une touche de légèreté que nous, photographes, croisons régulièrement, et contrairement à ce que l’on pourrait croire, surtout sur les terrains où se jouent des drames. Mais nous sommes plus amenés à parler du malheur que du bonheur.

Tu es également l’auteur de la photographie lauréate de la catégorie Portrait. Au-delà de l’esthétique de l’image, c’est un combat contre l’homophobie que raconte ce portrait. Peux-tu nous en dire plus ?

Ce portrait représente Charlot, président de l’association Kouraj, qui vient en aide aux homosexuels. C’est la seule organisation qui ose parler des gays en Haïti : sujet tabou. Il est même dangereux d’afficher sa préférence sexuelle. Ce pays est depuis un siècle envahit de centaines d’églises catholiques, évangélistes, assomptionnistes, témoins de Jehova et autres qui, notamment depuis le débat sur le mariage homosexuel en France, prêchent violemment contre l’idée même de l’existence d’homosexuels dans le pays. Pour certains, les gays seraient responsables du tremblement de terre du 12 janvier 2010 ! Ainsi, lors des manifestations de 2013 contre les homos à Port-au-Prince, des agressions et lynchages ont eu lieu à l’encontre des personnes supposées homosexuelles. L’association Kouraj porte bien son nom, malgré le manque de moyens ; ils se battent pour une certaine reconnaissance. Récemment, leur nouveau local a été visité par un groupe de personnes, qui s’en sont pris violemment aux personnes présentes sur place.
Pour ce portrait, j’ai voulu accentuer l’impression d’enfermement dans lequel les homosexuels vivent au quotidien. J’ai fait poser le président de l’association de manière à ne voir que son visage en reflet dans ce miroir qui trônait chez lui. Ce portrait est extrait d’une série publiée dans le magazine Têtu.
Photographie lauréate dans la catégorie Portrait - © Corentin Fohlen

Tu te rends régulièrement en Haïti alors que les projecteurs médiatiques sont aujourd’hui pointés vers d’autres régions du monde. Pourquoi ce choix ?

Depuis le séisme du 12 janvier 2010, je me suis rendu une douzaine de fois en Haïti. D’abord pour couvrir l’actualité (après séisme, élections présidentielles, choléra, etc.) puis pour commencer un projet de travail sur le long terme. En 2013, j’y étais en janvier, avril puis août afin de continuer mon travail de fond sur le pays. Je tente d’analyser la mainmise de la communauté internationale sur les affaires du pays dans tous les domaines (économie, religion, humanitaire, politique, touristique, etc.) et j’aborde la notion de "reconstruction" du pays depuis le séisme.

Quel regard portes-tu aujourd’hui sur le métier de photoreporter ?

Malgré le contexte de crise et le regard sans cesse défaitiste sur le métier de photoreporter, je pense que notre génération vit un "âge d’or" du métier ! Jamais il n’y a eu autant de possibilités de diffuser nos photos et nos reportages : blogs, webdocs, galeries, expositions, festival, réseaux sociaux, nouveaux magazines comme les mooks, bourses de création, etc. Il n’y a jamais eu autant de photographes et de photographies diffusées partout sur la planète ! Malheureusement, tout le monde ne peut en vivre.