Les derniers artisans des trains communistes • Jonas Mercier (série)


par La rédaction, le Dimanche 4 Mars 2012


LE RÉVÉLATEUR #16. Vivant actuellement à Bucarest, Jonas Mercier est journaliste-photographe indépendant en Roumanie. Quand il nous a contactés pour nous présenter cette série, le sujet nous a immédiatement interpelé. Les événements survenus à la fin du siècle dernier ont plongé ces hommes et leur métier dans l'oubli. Pourtant, chaque jour, ils continuent à travailler dans cet atelier de réparation situé au nord de Bucarest. Le matériel utilisé pour couvrir ce sujet, deux boîtiers argentiques issus du passé, un Fujica STX-1N et un Yashica LM, apportent par ailleurs une dimension supplémentaire au reportage de Jonas.


© Jonas Mercier - Tous droits réservés
"Le 25 décembre 1989, Nicolae Ceausescu était exécuté. La mort du dictateur entraîna la fin du régime communiste en Roumanie. Du jour au lendemain, tout devait changer. Mais le communisme laissait derrière lui un pays marqué au fer rouge. Pendant près de cinquante ans, il avait structuré industriellement mais aussi socialement la Roumanie. Car si le régime construisit des dizaines d’usines, il créa également une nouvelle catégorie sociale : l’ouvrier communiste.Ce n’est donc pas seulement un système économique qui s’effondra, mais aussi toute une partie de la population roumaine formée et habituée à la vie sous le communisme. Certains réussirent à s’adapter au capitalisme. D’autres n’y sont pas arrivés ou plutôt, n’en ont pas eu l’occasion. C’est le cas des cheminots mécaniciens du dépôt ferroviaire de Chitila de la CFR Marfa. Comme leurs machines, ils n’ont pas changé depuis la mort du Conducator. Pourtant, ces hommes restent fi ers de pouvoir réparer ces monstres d’acier que sont les locomotives. Un savoir-faire qui n’existe plus depuis dans les pays où le modernisme laisse ce soin à des machines automatisées. Alors ils continuent à supporter la rudesse de leur métier, les salaires ridicules, le désintérêt des autorités à leur égard et le sentiment d’être restés en arrière. Eux auraient bien voulu suivre le reste de la société dans l’ère des nouvelles technologies. Ils auraient bien voulu ressembler à leurs confrères français ou allemands et ne plus avoir à réparer encore et encore de vieux trains à bout de souffle et dans des conditions d’un autre temps. Mais comment ? Ils ont fait confiance à leur gouvernement, qui s’est moqué d’eux. Aujourd’hui, plus personne n’a idée de leur existence, ni des conditions dans lesquelles ils travaillaient. Ils sont devenus partie intégrante d’un patrimoine industriel que l’on veut voir disparaître pour tourner la page du communisme. Et ils s’effondreront avec lui."

Texte et commentaires des photographies : Jonas Mercier

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Dans ce dépôt, ce sont les locomotives des trains de marchandises que l'on répare. Ces engins peuvent tirer jusqu'à 3 000 tonnes. Leurs cargaisons sont aussi diverses que des céréales, du carburant ou des voitures neuves. Leur vitesse moyenne sur le réseau ferré est d'une vingtaine de kilomètres à l'heure.

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Diesel ou électrique, les locomotives qui entrent dans l'immense halle du dépôt ont, pour certaines, près de cinquante ans. Presque toutes ont été construites en Roumanie sous le régime communiste. Dumitru a trente ans de métier. Il les connait par cœur. Ils en a remis des centaines sur les rails.

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Injecteurs, pistons, bielles : le moteur est entièrement démonté et nettoyé avec du gasoil. L'odeur est forte, mais les gars sont habitués. Après avoir été dégraissée, la partie mécanique est rincée à grande eau. Puis remontée.

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Une fois tous les trois mois, chaque travailleur du dépôt reçoit une paire de gants. S'ils se déchirent avant cette échéance, ils ne sont pas échangés. Ce n'est pas le problème de la direction. Pour certaines opérations, de toute façon, il n'est pas possible de les utiliser. Alors on travaille mains nues.

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La graisse est partout et laisse dans l'atmosphère une odeur typique des garages automobiles. En 1998, la SNCFR (Société nationale des chemins de fer roumains) a été divisée en sept sociétés indépendantes. La CFR Marfa, spécialisée dans le transport de marchandises et propriétaire du dépôt de Chitila, était la plus rentable d'entre elles. Mais l'absence d'entretien du réseau ferré associé à une mauvaise gestion et une forte corruption en ont fait aujourd'hui la plus déficitaire.

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A côté de la grande halle, il y a les ateliers. Chacun possède sa spécialité. Ici, on s'occupe de nettoyer les injecteurs. Ion vient tout juste d'être élu à la tête du syndicat. Son mandat ne va pas être facile car le ministère des Transports ne cesse d'annoncer de nouveaux licenciements.

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Dans la halle, le travail continue. Mitica fixe à la grue le châssis d'une locomotive, dont la cabine vient d'être désolidarisée. Je lui demande si les câbles d'acier qu'ils utilisent ne risquent pas de se rompre. En guise de réponse, il rit de bon cœur.

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« On est 268 à travailler dans le dépôt et j'ai une liste de 34 noms qui vont être virés. On est en train de négocier pour éviter de trop gros dégâts. Ceux qui ont deux ou trois enfants mineurs ou une femme qui ne travaille pas ont encore une chance de s'en tirer », détaille Ion, ici accompagné par l'un de ses collègues d'atelier, un autre Ion.

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La tête rentrée dans les épaules, les appuis bien en place et les mains serrées sur son énorme clé : Nicu resserre l'essieu. C'est la dernière étape avant le remontage de la locomotive. Une de plus.

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Une fois que le châssis est enlevé, il faut inverser les roues car elles s'usent toujours plus vite d'un côté que de l'autre.

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Photo de famille qui appartient déjà au passé. De gauche à droite : Vasile, Alecu, Mitica, Sandel, Nicu, Aron. Tous travaillent au dépôt depuis le début de leur carrière. Ils sont collègues de travail et amis. Cette photo a été prise en mars 2011. Trois mois plus tard, Vasile, Sandel et Aron ont été licenciés et Mitica a été envoyé en retraite anticipée.